(Ex 22,20-26 – Ps 17 – 1 Th 1,5-10 – Mt 22,34-40)
Frères et sœurs, l’un des grands débats de notre temps s’exprime par une exclusive : Dieu ou l’homme ? C’est le défi collectif que se lancent les athées et les croyants. Il est vrai que nous sommes tentés de prendre parti « pour Dieu » en négligeant de prendre parti « pour l’homme ». Par réaction, de nombreux hommes modernes s’engagent fortement au service des hommes, mais en refusant Dieu comme s’il était une gêne pour servir vraiment l’humanité.
Ce débat collectif est aussi l’une des questions les plus constantes de nos vies individuelles : nous nous laissons facilement envahir par nos occupations matérielles, au point que Dieu nous apparaît alors comme une sorte de concurrent, à qui on concède, chichement, un tout petit coin de notre temps et de notre cœur. C’était déjà une question brûlante, du temps de Jésus : « Quel est le plus grand commandement ? Dieu OU l’homme ? Quel doit être le centre de notre vie : la mystique OU la politique ? Qui a raison : l’humaniste athée totalement donné à la promotion de ses frères, OU bien le spirituel désincarné qui se réfugie en Dieu ?
Et si la question était tout simplement mal posée ? Que va répondre Jésus ? »
Les pharisiens se réunirent, et l’un d’entre eux, docteur de la loi, posa une question à Jésus pour le mettre à l’épreuve...
Il n’y a pas un seul chrétien qui n’ait été mis, un jour ou l’autre, devant ce type de situation. En famille, ou bien au hasard d’une conversation dans le travail, au détour d’une rencontre lors d’un voyage... on vous a posé la question : « A quoi est-ce que tu crois, toi ? » Il est fréquent que nous n’aimions pas du tout être mis en cause de cette façon, surtout quand la question est malveillante, et que l’interlocuteur ne semble pas de bonne foi. Jésus n’a pas échappé à ce genre de piège. Toute l’intelligentsia de la capitale l’épiait pour le prendre en défaut : partis politiques, groupements religieux, tous unis contre lui ! Faut-il payer l’impôt à César, ou faire la grève de l’impôt ? (Matthieu 22/15.22). Faut-il croire que la résurrection est possible (Matthieu 22/23.30). Les offensives malveillantes continuent, et voici que les pharisiens, voyant que leurs adversaires sadducéens ont été réduits au silence, prennent la relève, et délèguent l’un de leurs spécialistes, un parfait connaisseur de la Loi.
« Maître, dans la Loi, quel est le plus grand Commandement ? »
Dans l’Écriture, les rabbins avaient répertorié 613 préceptes : 365 interdictions, actes à « ne pas faire »... et 248 commandements, actes « à faire ». Ces multiples obligations, ces nombreuses pratiques à observer, font du juif fidèle un homme qui ne cesse, tout au long du jour, de penser à Dieu. Mais le risque est grand de tomber dans un formalisme tatillon. Les pharisiens, par souci de fidélité, cherchaient donc à faire une hiérarchie dans ces lois : quelles sont les plus graves, les moins graves ?
Est-ce que, moi aussi dans ma vie, je cherche quel est l’essentiel, dans tous mes devoirs ? Est-ce que je fais une hiérarchie dans mes occupations pour assurer les plus importantes ? Quel est mon principe fondamental de conduite, mon option de fond ? On dit que tout change, dans la religion, dans la civilisation ou les valeurs autour de nous... Finalement, que reste-t-il de ferme ? Quelle est la valeur fondamentale de ma vie, au milieu des évolutions superficielles de notre société ?
Jésus lui répondit : «Tu aimeras...»
Toute la vie et l’oeuvre de Jésus se résument en ces deux mots. Il nous livre, là, le secret de sa vie.
C’est tellement court que nous risquons de passer trop vite. Il nous faut prendre le temps de regarder notre vie sous la lumière crue de ces deux simples mots : «Tu... aimeras...» Cette semaine, par exemple ? Qu’est-ce qui a été « amour » vrai ? En ces temps de violence, merci, Seigneur, de nous faire croire en l’amour ! En ces temps d’indifférence, merci, Seigneur, de nous inviter à l’attention ! En ces temps de désespérance et de morosité, merci, Seigneur, de nous rappeler que l’avenir est à la tendresse !
Avant d’aller plus loin, avant de réciter une leçon apprise par cœur, demandons-nous ce qu’un chrétien moyen répondrait à cette question simple : « Quel est le grand commandement du Christ ? »
Qu’est-ce que je répondrais, moi, d’après mes souvenirs ?
Il y a fort à parier que la plupart d’entre nous répondraient : « Aime ton prochain comme toi-même ! ». Mais est-ce bien cela que Jésus disait ? Quel est le plus grand commandement ?
Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Voilà le grand, le premier commandement.
Jésus cite, ici, la prière quotidienne des juifs, le « Shèma Israël» (Dt 6,4-7). Jésus ne semble pas avoir eu besoin de réfléchir. Sa réponse a jailli de son être avec une spontanéité absolue. Il condense, en cette formule, ce qu’il vit dans son existence quotidienne : Jésus, c’est l’homme totalement « tourné vers Dieu », c’est l’être décentré de lui-même et absolument centré sur Dieu, son Père, c’est le Fils ! En son incarnation, Jésus traduit humainement..., c’est-à-dire dans des pensées et des réflexes affectifs et volontaires, le type de relation ineffable qui tourne le Fils vers le Père au sein de la Trinité. Oui, le grand, le premier amour de Jésus, c’est Dieu. Il serait malhonnête de travestir la pensée de Jésus en la réduisant à n’être qu’une solidarité, qu’un amour fraternel. Dieu, premier servi ! Dieu, premier aimé !
Et nous ne pouvons pas ne pas remarquer la force de l'expression, avec le mot « tout » répété trois fois : tu aimeras de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton esprit ! Le cœur, l’âme et l’esprit... Trois mots accumulés pour dire que nous devons aimer avec tout notre être. Est-ce ainsi que j’aime Dieu ? Ou bien est-ce avec seulement une petite partie de ma vie et de mon temps ? Est-ce que j’aime Dieu avec ma profession, avec mes relations familiales, avec mes loisirs, avec mes lectures, avec... tout ce qui compose ma vie ?
Et voici le second commandement, qui lui est semblable...
Bien que la question du docteur de la Loi n’ait porté que sur « le » plus grand commandement, Jésus en ajoute un : « second », tiré lui aussi de la Bible (Lv 19,18).
Il est donc clair qu’on ne peut pas éliminer un commandement par l’autre, comme certains seraient tentés de le faire. Il serait tellement pratique de se dispenser de l’un des deux, en disant : il suffit d’aimer Dieu... ou bien, il suffit d’aimer ses frères. Pour Jésus, il n’y a pas qu’un commandement, il y en a deux. Et quand on lui en demande « un », Il en donne un « deuxième »... ajoutant, c’est vrai, que le second est « semblable » au premier. De toute évidence, Jésus établit à la fois une hiérarchie et un lien entre les deux préceptes.
Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Nous nous rendons mieux compte, maintenant, comment les questions « exclusives » que nous nous posions au début sont des interrogations mal posées : il ne s’agit pas de Dieu ou de l’homme, de la mystique ou de la politique, de la prière ou de la fraternité. La croix plantée sur le Golgotha comporte deux poutres, l’une « verticale », tendue vers le ciel... l’autre « horizontale », embrassant toute l’humanité. Dans le même geste de son sacrifice suprême, Jésus exprime son amour du Père, et son amour des frères. Un unique amour, partant en deux directions.
La théorie de l’amour du prochain, qui en viendrait à se passer de Dieu, est une doctrine qui n’a rien à voir avec la pensée de Jésus. Mais, réciproquement, une théorie de l’amour de Dieu qui en viendrait à oublier le prochain serait aussi absolument contraire à l’évangile.
Le vrai disciple de Jésus reçoit de lui deux commandements : un amour du prochain qui prouve sa gratuité et son universalité en se donnant aussi à des temps de gratuité absolue au service de Dieu... un amour de Dieu dont l’authenticité se vérifie dans la rencontre et le service d’autrui... « Celui qui n’aime pas son prochain, comment peut-il prétendre qu’il aime Dieu ? » (1 Jn 4,20), nous dit St Jean.
Tout ce qu’il y a dans l’Écriture, dans la Loi et les Prophètes, dépend de ces deux commandements.
Deux amours semblables ! Mais jamais exclusifs l’un de l’autre. Ils ne sont pas interchangeables, mais nécessaires tous les deux. Pour Jésus l’homme complet est placé face à Dieu et face à ses frères. Il doit prendre le parti de Dieu, et prendre le parti de l’homme. Il doit servir le Père, et servir ses frères.
Tel est donc le résumé de toute la loi et des prophètes. Est-ce à dire que Jésus nous demanderait de ne plus nous occuper des autres préceptes ? Jésus a dit qu’il ne venait rien abolir. Mais ces deux commandements-là (Dieu et les autres !) sont le dynamisme intérieur et la motivation de tous les autres commandements.
« Aime ! Et fais ce que tu voudras ! » dira, un jour, saint Augustin. Loin de justifier les facilités égoïstes que nous nous donnons à nous-mêmes, cette formule nous rappelle que l’amour est une exigence sans fin, qui va bien plus loin que toutes les observances et tous les interdits. On n’a jamais fini d’aimer !
Le « sens de l’homme » est plus facile à certains tempéraments : qu’ils insistent alors sur le « sens de Dieu » qui leur est plus difficile.
Le « sens de Dieu » est plus spontané à d’autres : qu’ils insistent alors sur l’engagement au service des autres qui leur est moins spontané.
Frères et sœurs, prenons le temps, en ce dimanche, de méditer dans la prière, comment Jésus réalise, au cours de sa vie publique, la réalisation de ces « deux amours ». Et contemplons avec respect et reconnaissance jusqu’où cela l’a mené. Amen.
Fr Jean-Marie-Joseph