Frères et soeurs, nous fêtons aujourd’hui le Baptême de Jésus par Jean Baptiste, dans les eaux du Jourdain. Le Ciel se déchire, l’Esprit descend « comme une colombe », et le Père rend témoignage à Jésus : une véritable théophanie trinitaire qui s’offre à la contemplation de nos yeux spirituels aveuglés par tant de lumière. Liturgiquement, il s’agit d’une fête tout ensemble de conclusion et d’ouverture : nous fermons avec elle la période de Noël, parce que l’Enfant qui est né à Bethléem a grandi et est reconnu – pour la première fois dans l’évangile de Marc – comme le « Fils bien-aimé du Père ». Nous commençons aussi le Temps Ordinaire qui sépare le temps de Noël du Carême, parce que Jésus abandonne sa retraite de Nazareth pour commencer sa vie publique, dans un grand mouvement qui va le conduire depuis la Galilée jusqu’à Jérusalem. La scène décrite par l’évangéliste, sur les bords du Jourdain est très simple et dépouillée. L’événement est certainement passé inaperçu pour les foules à ce moment-là : Marc nous dit que c’est Jésus qui « vit les cieux se déchirer », supposant qu’il fut le seul à bénéficier de cette vision ; ensuite il « fut poussé par l’Esprit au désert » (Mc 1,12), terminant sa préparation personnelle pour sa mission. Nous y reconnaissons le mode d’agir habituel de Dieu, où le plus important se fait dans le silence et la discrétion, comme lors du baptême chrétien où nos yeux ne perçoivent rien du grand mystère qui se célèbre… Notre page d’évangile se déroule en deux temps, qui correspondent aux deux autres lectures de la messe : l’annonce du Baptiste (voici venir derrière moi…), qui se situe dans la lignée de l’oracle d’Isaïe (Is 55) ; puis la théophanie trinitaire (Tu es mon Fils bien-aimé…), que saint Jean reprendra dans sa Lettre sur le témoignage du Père envers le Fils (1Jn 5).
L’extraordinaire chapitre 55 d’Isaïe doit se comprendre comme une « invitation au retour » : le Peuple d’Israël est en exil à Babylone, Dieu l’invite à retourner en Terre Sainte. La situation historique était très délicate : après la destruction de Jérusalem et l’humiliation nationale, beaucoup se détournaient de la religion des pères pour se consacrer au commerce, et se laissaient attirer par les idoles païennes, d’où l’interpellation divine : « Pourquoi dépenser votre argent pour ce qui ne nourrit pas ? ». D’autres se livraient au mal dans Babylone, cette cité cosmopolite aux multiples idoles et devins qu’Isaïe avait apostrophée si violemment (Is 47,12-13)… D’où le cri du cœur divin, dans notre texte, pour retenir les Israélites sur le chemin de la perdition : « Que l’homme perverse abandonne ses pensées ! ». L’exhortation du Seigneur cherche à convertir le cœur de ses interlocuteurs : c’est pourquoi la portée du texte dépasse le contexte de sa composition et touche profondément toutes les générations de croyants, d’Israël à l’Église.
Voyons quels sont les différentes tonalités adoptées par la voix divine pour l’accueillir dans toute sa profondeur. Tout d’abord, le Seigneur se présente comme un bienfaiteur, un ami qui viendrait nous trouver pour nous tirer du mauvais pas où nous nous sommes égarés : « Vous tous qui avez soif, venez, voici de l’eau !» Soif profonde de l’âme qui ne peut vivre sans la communion avec Dieu… Isaïe utilise ici le même registre que le Deutéronome, pour nous rappeler les merveilles de l’Exode avec l’assistance spéciale du Seigneur au désert : « Il t'a humilié, il t'a fait sentir la faim, il t'a donné à manger la manne que ni toi ni tes pères n'aviez connue, pour te montrer que l'homme ne vit pas seulement de pain, mais que l'homme vit de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur. » (Dt 8,3) Dieu renouvelle donc ses promesses, il veut inviter son Peuple à un nouvel Exode en concluant une nouvelle Alliance : « Je ferai avec vous une alliance éternelle ».
Ensuite, c’est le registre sapientiel qui est employé, puisqu’un conseil est donné aux insensés : « Que le méchant abandonne son chemin ! ». L’existence nous réserve bien des difficultés, mais il ne faut pas se laisser dérouter par les méandres de l’histoire : « mes chemins ne sont pas vos chemins… » La solution est plutôt de s’abandonner avec confiance à la Providence divine. Le Seigneur s’adresse alors tant au pécheur, qui doit se convertir, qu’au fidèle qui doit accepter le retour du pécheur en ne méprisant pas la miséricorde divine.
Enfin, le Seigneur lui-même semble contempler avec satisfaction toute son œuvre de salut, comme s’il avait devant les yeux toute l’histoire humaine où lui-même intervient avec force et persévérance : une puissante métaphore se déploie, qui compare l’envoi de la Parole divine et ses effets salutaires avec l’eau de la pluie qui vient du ciel, féconde la terre et se transforme en nombreux fruits…
De quelle fécondité s’agit-il ? … À l’époque du prophète, c’est la fidélité d’Israël envers son Seigneur, au milieu des nations païennes, qui manifeste la fécondité de la parole prophétique. Lors de l’Incarnation du Verbe, nous voyons descendre des cieux cette Parole décrite par l’ange Gabriel, qui devient Jésus lui-même : c’est bien lui qui ne « revient pas au Père » sans avoir « fait ce qui lui plaît, sans avoir accompli sa mission ». Comme l’eau fait germer de multiples fruits sur la terre, la venue du Christ a fait éclore un immense champ d’âmes justifiées par son sang.
Enfin, lorsque nous écoutons cette parole du Seigneur dans nos assemblées liturgiques, elle vient transformer nos cœurs et les rendre agréables au Père par l’Esprit, préparant ainsi notre retour vers Lui pour la gloire du Fils.
Cette Parole divine, elle est à la fois proclamée au bord du Jourdain par Jean Baptiste – le plus grand des prophètes, dans la lignée d’Isaïe – et manifestée sur Jésus par la « voix venant des cieux », dépassant ainsi toute prophétie. Il s’y opère le passage du baptême de pénitence, administré par Jean, au baptême dans l’Esprit inauguré par Jésus…
Dans cette scène au bord du Jourdain, il s’agit à la fois d’une manifestation de la divinité de Jésus, comme dévoilement d’un mystère profond et d’une consécration dans l’Esprit pour la mission qu’il va accomplir.
Saint Jean, dans sa lettre, nous offre une méditation profonde sur la foi chrétienne, qui est présentée comme une réponse au témoignage divin. Il nous aide ainsi à prendre place devant la scène du Baptême, pour écouter la voix du Père, regarder le Christ et recevoir l’Esprit qui nous insuffle la foi en Jésus-Christ et nous fait revenir au Père céleste.
D’une part, cette foi entraîne la naissance à la vie nouvelle dans le Christ : une vie qui consiste en l’amour du Père et du prochain, qui est le « grand commandement ». La Lettre fait référence aux paroles de Jésus lors de la dernière Cène, que saint Jean avait rapportées dans son évangile : « Mon commandement, le voici : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15,12). Puisque c’est l’Esprit qui nous porte dans l’amour du prochain, il nous suffit de le laisser agir pour que le commandement soit accompli, et c’est pourquoi « ses commandements ne sont pas un fardeau ». Cette nouvelle vie (dans le Christ) porte à vaincre le monde, c’est-à-dire à le convertir à l’amour.
D’autre part, le croyant reçoit cette foi comme un don gratuit, qu’il accepte grâce au « témoignage divin ». Trois événements clés du mystère de Jésus nous font comprendre la mystérieuse expression « Ils sont trois qui rendent témoignage, l’Esprit, l’eau et le sang » (v.7) : Jésus par son baptême inaugure sa vie publique (par l’eau du baptême), par sa Passion il obtient la nouvelle vie (par le sang de sa Croix), par la Pentecôte il la transmet aux croyants (par l’effusion de l’Esprit). C’est ici que se trouve le lien avec l’évangile que nous venons de lire : la mention de l’eau et de l’Esprit, et de la voix du Père comme attestation de la divinité de Jésus.
Nous pouvons aussi comprendre ces trois éléments au sein de la théologie johannique, en revenant au centre de toute sa contemplation : la Croix.
Au moment de mourir, et voyant que tout était accompli, Jésus a « remis l’Esprit » (Jn 19,30) : un don fait à toute personne qui s’approche de la Croix. Ensuite, « un des soldats avec sa lance lui perça le côté ; et aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau » (v.34). L’Église, épouse du Christ, y a contemplé le don de la vie surnaturelle, en particulier les sacrements, qui proviennent du Cœur de Jésus. Le croyant reçoit ce témoignage divin, puis est porté par la foi à offrir au monde un témoignage semblable : sous l’emprise de l’Esprit, être disposé à verser son sang pour être fidèle à la grâce reçue lors de l’immersion du baptême. C’est ce que saint Jean, s’adressant à une communauté assaillie de persécutions, exprime en disant qu’il est « vainqueur du monde ».
Frères et sœurs, tout cela nous renvoie à notre propre baptême. Que ce don du baptême a été vraiment extraordinaire pour chacun de nous, mais… notre vie n’y correspond pas toujours. C’est pourquoi, le Seigneur qui connaît bien notre faiblesse nous offre à tout instant la possibilité de retrouver notre grâce baptismale par le sacrement de la confession.
Suivons l’invitation du Pape François qui nous dit ceci : « Je ne peux pas être baptisé plusieurs fois, mais je peux me confesser et renouveler ainsi la grâce du baptême. C’est comme si je faisais un deuxième baptême. Le Seigneur Jésus est si bon et il ne se lasse jamais de nous pardonner. Même lorsque la porte que le baptême nous a ouverte pour entrer dans l’Église se referme un peu, à cause de nos faiblesses et de nos péchés, la confession la rouvre, précisément parce qu’elle est comme un deuxième baptême qui nous pardonne tout et nous illumine pour aller de l’avant avec la lumière du Seigneur. Allons de l’avant ainsi, joyeux, parce que la vie doit être vécue avec la joie de Jésus Christ : et c’est une grâce du Seigneur. » Amen.