Jb 38,1.8-11 ; Ps 106 ; 2 Co 5,14-17 ; Mc 4,35-41
Toute la journée, Jésus avait parlé à la foule en paraboles. En ce jour-là, le soir venu, il dit à ses disciples : «Passons sur l’autre rive.» Quittant les foules, ils emmènent Jésus dans la barque, comme il était ; et d’autres barques le suivaient.
Au niveau du réalisme historique, imaginons, frères et sœurs, un beau soir d’été où Jésus emprunte la barque de Simon Pierre et s’éloigne lentement de la plage de Capharnaüm. Après la chaleur torride du jour, c’est la fraîcheur du soir qui s’installe. Après la cohue harassante des foules, c’est le moment de l’intimité seul avec son petit groupe d’amis, en mer. C’est Jésus qui a pris l’initiative de ces instants de calme : « Passons sur l’autre rive » Le vent est bon. La voile tendue vibre doucement. On n’entend que le faible gargouillis de l’eau qui fend la proue, et quelques cris de mouettes. Jésus, très fatigué par sa journée de paraboles, s’endort « comme ça», la tête sur un coussin. Près de lui, Pierre tient la barre du gouvernail.
Mais il serait dommage d’en rester à cette première lecture. Quand on sait que ces récits évangéliques, et chaque mot de la moindre phrase, ont été commentés dans la catéchèse primitive, il nous faut, nous aussi, essayer une lecture symbolique, dont les interprétations des premiers Pères de l’Église sont les témoins.
L’expression, « en ce jour-là » n’est pas seulement une formule anodine pour dire que la journée des paraboles s’achève. D’ailleurs, pour Marc, la succession des « faits » est une construction théologique plus qu’un reportage. « Ce jour-là » ne va pas être un jour ordinaire. Pierre s’en souviendra toute sa vie. Car il avait dans ses souvenirs bibliques l’évocation du fameux « Jour de Yahweh », le «jour» de la grande intervention de la puissance de Dieu, ce jour précédé des grandes catastrophes eschatologiques (que l’on retrouve dans les chapitres 2 et 3 du livre du prophète Joël.
Puis nous avons l’expression, « le soir venu » qui n’est pas seulement la douceur du soir qui descend, mais aussi « l’heure des ténèbres », l’heure des épreuves (Mc 14,17 ; Jean 9,4 – 13,30).
Enfin, il est question de passer sur « l’autre rive ». Ce n’est pas seulement la rive opposée du lac, mais aussi ce grand passage de l’autre côté, qui est le sort de tout homme, au soir de sa vie, et qui est son grand jour, le « jour de Dieu »... auquel tous les autres jours le préparent.
Survient une violente tempête. Les vagues se jetaient sur la barque, si bien que déjà elle se remplissait d’eau.
Tempête bien réelle. Encore aujourd’hui, le lac de Tibériade est réputé pour ses coups de vent inattendus et violents, qui descendent en rafales des collines du Golan. Pierre, plus que tout autre, à cause de son métier, les connaissait bien, ces sautes de vent qui font claquer la voile et couchent le bateau dangereusement. Mais il n’y a pas besoin d’être en mer, pour subir des « tempêtes ». Toutes les langues du monde utilisent ce mot pour parler de « l’épreuve soudaine qui s’abat sur un homme ». Et dans la Bible le thème des tempêtes est fréquemment le symbole des forces maléfiques. La création est conçue comme le triomphe de Dieu sur le « tohu-bohu » de la mer déchaînée (Genèse 1/2). La mer est, dans le vieux fond mythique sémite, le lieu du « grand abîme » où règnent les dragons, les grands monstres marins, Léviathan, symbole de Satan (Is 27,1 ; Ps 74,13 ; Jb 9,13 ; Dn 7 ; Ap 12 et 13).
Jésus, lui, dormait sur le coussin à l’arrière.
On a peine à imaginer la scène : les apôtres se débattant comme de « beaux diables » à travers des manœuvres bien périlleuses sur cette barque qui tangue dans tous les sens et Jésus qui dort paisiblement à la poupe du bateau dans la tempête. Quelle prière peut m’inspirer, déjà, cette scène ? Jusqu’où, Seigneur, veux-tu nous conduire ? Que votre attitude Seigneur est déconcertante.
Au cours d’une autre tempête, dans la Bible, un autre homme « dormait », Jonas, qu’on vient aussi réveiller (Jonas 1,3-16). Et, est-ce par hasard que Jésus parle du « signe de Jonas » pour exprimer le seul signe qu’il veuille donner : celui de sa mort et de sa résurrection (Mt 12,39-40 ; Lc 11,29-30 ; Mc 8,12-13).
Par ailleurs, les auteurs bibliques parlent souvent de la « mort » en termes de « sommeil » (Ps 13,4; Dn 12,2; Ep 5,14; Jn 11,11 ; Mc 5,39-41). Et cette même image sert à exprimer le thème de « l’indifférence de Dieu », de son « absence » : Lève-toi, Seigneur, pourquoi dors-tu ? Réveille-toi » nous dit le psalmiste (Ps 44,24 – 35,23 – 59,6 – 78,65 ; Is 51,9-10). Oui, pendant nos tempêtes humaines, que c’est vrai, Vous semblez dormir, Seigneur. Ce n’est pas seulement l’homme moderne qui a inventé ce thème de la « mort de Dieu ». C’est le sentiment de la condition humaine, qui se sent impuissante, menacée, devant un Dieu qui n’intervient pas au niveau des « causes naturelles » et qui laisse agir les forces de mort... un Dieu qui semble endormi.
Ses compagnons le réveillent et lui crient : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? »
Quelle admirable prière, qu’il nous faut faire nôtre, dans nos propres tempêtes.
Réveillé, il interpelle le vent avec vivacité et dit à la mer : « Silence, tais-toi. » Le vent tomba, et il se fit un grand calme.
Le mot traduit, ici, par « réveillé », est le même que celui qui est souvent utilisé pour dire « ressuscité» (Mc 5,41 – 16,6-14). À travers cet épisode réel raconté par Marc (c’est la prédication de Pierre) nous pouvons donc très légitimement voir la grande tempête de la Passion, qui a secoué la petite barque de la communauté apostolique au moment où le Christ s’est endormi dans la mort. Mais, face aux puissances de mort, symbolisées par la « mer », le Christ est ressuscité. Nous retrouvons le thème sémitique de la « mer », image des forces hostiles à l’homme, car l’évangélise Marc utilise, ici, les mêmes vocabulaires que lorsque Jésus « menace » les démons pour les « faire taire » (Mc 1,25 -9,25).
Jésus leur dit : « Pourquoi avoir peur ? Comment se fait-il que vous n’ayez pas la foi ? »
Ce mot si dur : « vous n’avez pas la foi... vous avez perdu la foi... » s’applique en toute vérité à ce moment de la Passion, où les apôtres vont tous fuir, renier, douter.. Puis, par trois fois, il sera répété que les apôtres « ne crurent pas » les premiers témoins de la résurrection : « Jésus leur reprochera leur incrédulité et la dureté de leur cœur…» (Mc 16,11,13-14).
Frères et sœurs, quelles sont nos tempêtes à nous ? Dieu va-t-il les apaiser ?
Une lecture naïve des évangiles pourrait nous le faire croire. Le grand calme du lac de Tibériade nous fait rêver d’une vie tranquille, où Dieu interviendrait constamment au niveau des causes naturelles pour nous éviter les épreuves et la mort.
Mais la vraie lecture des évangiles nous conduit à cette invitation de Jésus à « purifier notre foi ». C’est en passant par le « sommeil de la mort » que le Christ nous a délivré des puissances infernales et mortelles. Ce n’est pas n’importe quelle foi qui apaise nos tempêtes, c’est la foi en « Jésus Christ mort et ressuscité ». Le salut auquel nous croyons ne nous fait pas échapper, par miracle, de façon privilégiée, aux souffrances inhérentes à notre nature humaine. La certitude de sa Toute Puissance n’a pas empêché le Christ de passer par le «sommeil du tombeau». C’est en passant nous-mêmes par l’épreuve que nous passerons « sur l’autre rive ». Mais Jésus est là, avec nous, dans nos épreuves. Quelle page symbolique admirable pour notre vie chrétienne !
Saisis d’une grande crainte, ils se disaient entre eux : « Qui est-il donc, pour que même le vent et la mer lui obéissent?»
C’est la première fois que Marc note cette interrogation dans le groupe des disciples. Question essentielle, sur la personnalité profonde de ce jeune « maître », avec lequel ils se sont «embarqués». N’est-il qu’un « Rabbi » comme tant d’autres ? Qui est-il ? Pour quelle aventure sont-ils partis avec lui ? Jusqu’où les mènera-t-il ? Un jour proche, Jésus lui-même posera la question à Pierre : « Pour vous, Qui suis-je ? » (Marc 8,29). Aucun homme ne peut se dispenser de se poser cette question. Et, ne pas répondre, c’est hélas, une réponse : c’est accepter que nos tempêtes humaines se terminent dans le naufrage du néant. « Mais si quelqu’un est en Jésus Christ, il est une créature nouvelle » (II Corinthiens 5/17). La foi, purifiée, nous introduit déjà à cette vie nouvelle. Alors, suivons Jésus ce matin et « Passons sur l’autre rive » ...
Fr. Jean-Marie-Joseph