Is 49,3.5-6 – Ps 39 – 1 Co 1,1-3 – Jn 1,29-34
Frères et sœurs, après le temps de Noël, nous vivons liturgiquement quelques semaines de « Temps Ordinaire », avant que ne vienne le Carême. Nous proclamerons, pendant cette année A, l’Évangile de Matthieu ; mais ce dimanche nous est proposée la scène du baptême de Jésus dans l’Évangile de saint Jean (Jn 1, 29-34) : alors pourquoi ? Le baptême, dans Matthieu comme dans les autres synoptiques, est un événement discret, limité aux deux protagonistes que sont Jésus et Jean-Baptiste. Il concerne surtout le chemin de croissance humaine qu’a suivi le Christ, qui est couronné par l’épisode des tentations au désert. L’Évangile de Jean, lui, nous en donne une perspective théologique très différente : le baptême est l’occasion de la « manifestation à Israël » de Jésus comme sauveur (v.31). C’est le moment crucial où le Baptiste désigne à ses disciples le Messie, au seuil de sa vie publique. Il proclame publiquement en quoi consiste la mission du Messie : enlever, c’est-à-dire prendre sur lui au prix de sa vie, le péché non pas seulement d’Israël mais du monde entier et de tous les temps. Saisis par le témoignage du Baptiste, les disciples de Jean suivront désormais Jésus (v.35-51). Alors que le « temps ordinaire » nous invite à accompagner, dimanche après dimanche, cette nouvelle communauté à la suite de Jésus, la description de l’évangéliste Jean nous introduit très bien dans cette aventure du Royaume. C’est d’ailleurs le moment où lui-même s’est laissé conquérir… Les déclarations de Jean-Baptiste ne se comprennent qu’en considérant tout le premier chapitre de l’Évangile. Le prologue (vv.1-17) a évoqué un mystérieux Verbe, qui est Dieu (v.1), Fils unique dans le sein du Père (v.18), qui s’est fait chair (v.14). Il nous a aussi rapporté l’essentiel du témoignage de Jean-Baptiste sur ce Verbe : « Je ne suis pas le Messie, Il vient après moi et est plus grand que moi ».
L’évangéliste nous explique donc qui est ce Jean (vv.19-28) et où se passe son témoignage (Béthanie de Transjordanie). Il nous révèle, enfin, que son action n’est pas passée inaperçue puisque les autorités venus de Jérusalem sont envoyés pour l’interroger. Vient alors le moment crucial, « le lendemain » (v.29), qui est la scène de l’Évangile de ce dimanche : le Verbe fait son apparition, c’est la personne de Jésus, que Jean voit venir vers lui. Il insiste beaucoup sur son « enfouissement », une manière de souligner l’inouï de l’Incarnation : « je ne le connaissais pas… » (vv.31.33). Notons le contraste : Jean-Baptiste est très connu, sa voix résonne dans tout Israël, tandis que Jésus est caché, il faut que le signe de la colombe le désigne ; d’ailleurs personne ne percevra cette manifestation, sauf deux disciples. C’est le thème de la scène suivante, « le lendemain » (v.35) : autour du Verbe se constitue une petite communauté (vv. 35-51), qu’il emmène à Cana pour lui « manifester sa gloire ». Alors, pour la première fois, « ses disciples crurent en lui » (2, 11) : le temps des préparations et le témoignage de Jean-Baptiste se sont achevés, l’aventure du Royaume est commencée.
Bien des aspects du mystère du Christ nous sont révélés par Jean-Baptiste ce matin, je m’arrêterai avec vous sur le plus essentiel : « Il est l’agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde ».
Lors de sa première rencontre avec Jésus, c'est l’expression qui vient sur les lèvres de Jean-Baptiste. Elle est importante, puisqu'il la répète le lendemain… L'expression de Jean-Baptiste contient donc en germe toute une théologie de l'offrande par amour, vécue dans la souffrance, qui fut l'œuvre du Christ.
C'est ainsi que le comprend le Catéchisme :
« Après avoir accepté de lui donner le baptême à la suite des pécheurs, Jean-Baptiste a vu et montré en Jésus l’Agneau de Dieu, qui enlève les péchés du monde (cf. Jn 1, 29. 36). Il manifeste ainsi que Jésus est à la fois le Serviteur souffrant qui, silencieux, se laisse mener à l’abattoir et porte le péché des multitudes, et l’Agneau pascal symbole de la rédemption d’Israël lors de la première Pâque. Toute la vie du Christ exprime sa mission : servir et donner sa vie en rançon pour la multitude. » (CEC n° 608)
L'image de l'Agneau est donc assez claire : c’est un petit animal qui se laisse conduire sans aucune résistance ; c’est aussi ce que le troupeau a de plus précieux et de plus innocent et qui devient, par cela même, l'offrande la plus convenable envers Dieu…
Il est difficile de dire ce que Jean a perçu des souffrances à venir du Messie, mais en lui donnant le baptême de pénitence, il voit se profiler un tout autre baptême, celui dont Jésus dira : « Je suis venu recevoir un baptême et combien il me tarde qu'il soit accompli » (Lc 12, 50) et c’est bien celui de la croix.
Le lendemain, deux disciples de Jean écoutent à nouveau cette désignation de Jésus comme l'Agneau, et se mettent à le suivre. Désormais Jésus va peu à peu leur révéler sa vocation d'Agneau de Dieu. Il va leur manifester sa gloire à Cana, les faire assister à son ministère de guérison et de salut des âmes, puis les entraîner vers son mystère pascal à Jérusalem. Cela signifie que la mission profonde de Jésus, sa vocation à l'offrande par amour sur la croix doit être accueillie et découverte peu à peu par les disciples qui vont en faire l'expérience. C'est le chemin de découverte dans la foi, sous l'inspiration de l'Esprit, que nous sommes tous appelés à parcourir…
L'Agneau de Dieu invite tous les chrétiens à participer de son mystère de souffrance qui accomplit son offrande, sa mission. Ce mystère a souvent été désigné par un terme passé de mode, l'expiation. Lorsque le Christ, ou un chrétien à sa suite, accomplit sa vocation à l'amour par une offrande de lui-même qui comporte souffrance et mort, il accomplit une œuvre de rédemption qui peut être comparée à l'action rituelle du « sacrifice d'expiation ». Dans l'Ancien Testament, c'était un élément important de la religion ; on avait conscience que le péché appelait réparation. On y répondait par le sacrifice d'animaux mais ce n'était pas une réponse pleinement suffisante, comme le rappelle le psaume : « Tu ne voulais ni holocauste ni victime ». La réponse pleinement valable vient de Dieu lui-même, c'est l'amour surabondant qui vient volontairement nous rejoindre dans notre misère et se donne jusqu'au bout : « ... Alors j'ai dit, voici je viens ».
Aujourd'hui, vivons-nous cette réalité ? Les termes de sacrifice, d'expiation, de souffrance rédemptrice, si courants pendant des siècles de spiritualité chrétienne, ont quasiment disparu de notre horizon…
Frères et sœurs, l'amour a toujours un prix. Il suppose de se décentrer, de passer après, de renoncer, de donner sans retour. À l'heure où nos sociétés prônent surtout l'épanouissement de soi, acceptons-nous, dans nos vies quotidiennes, familiales, communautaires, apostoliques, d'être dérangés, fatigués, dépouillés par amour ? Acceptons-nous l'engagement sans retour au risque de la blessure ? Plus encore, sommes-nous prêts, à vivre, avec le Christ et selon nos forces, l'épreuve de la maladie et la souffrance, qui sont toujours un mal, mais comme une partie intégrante et inévitable du destin de l'homme ? En fait, le chemin du Christ, qui passe par la croix, reste aussi choquant à notre époque qu'à la sienne. Seuls quelques disciples acceptent de l'accompagner. Ce sont les saints d'hier et d'aujourd'hui qui ont embrassé avec amour cette vocation à la souffrance, en complète contradiction avec l'esprit du monde.
Voici donc notre situation sans la foi : notre cœur ne trouve aucune attirance pour la souffrance, notre raison s'en offusquerait même ; mais la rencontre avec le Christ, l'Agneau de Dieu qui offre sa vie par amour et vient compenser tous nos refus d'aimer, bouleverse tout cela et dévoile un nouveau sens pour les souffrances, petites ou grandes, qui habitent nos vies.
Frères et sœurs, d'innombrables saints nous montrent ce chemin : comme Jean-Baptiste, ils ont reçu de l'Esprit Saint une connaissance du Christ comme « Agneau immolé ». Ils se sont alors mis à sa suite et ont chargé, eux aussi, sur leurs épaules cette part de souffrances que le Père a bien voulu leur confier, en union avec son Fils. Sans pouvoir complètement expliquer comment cette mort opérait le salut du monde, ils l'ont vécue jusqu'au bout, avec la passion d'un amour invincible.
C'est cette invitation que nous recevons à la messe, lorsque le prêtre nous présente l'Hostie et répète les paroles de Jean Baptiste : « Voici l'Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde ; heureux les invités aux noces de l'Agneau ! » Au cours de cette Eucharistie, demandons au Seigneur cette belle grâce de laisser tout confort et toute consolation humaine pour vivre ce grand mystère d'amour auquel le Christ nous invite. Amen.